VIII
En nous point de souvenirs mais une connivence avec le temps.
A chaque saison l'amour de ce qui vient, l’amour aussi de ce qui passe. Notre plaisir est dans le mouvement. Nous avons regardé grandir, changer, mourir et toute chose charrie un flot de vie même ce qui meurt. Pour qui demeure assis sur le seuil et sait attendre, l'aube s'éveille à l'épaule du soir. Ainsi la patience a fortifié nos gestes et rendu éloquent notre silence.
Il y a tant de choses à voir même la nuit que nous hésitons à dormir, tant de choses à entendre du souffle des enfants aux feuilles des arbres que nous hésitons à nous laisser submerger d’oubli. Là où nous tournons le regard, la vie nous abreuve de son mystère. Sa splendeur et sa promesse nous ont toujours plus fascinées que l'horreur de la mort
Le malheur est de cesser d'être avide.
[...]
X
Nous eûmes des enfants. Chacun fut unique.
Dans ce désir de vie, nous ignorions la violence de la menace, la tyrannie de leur pouvoir. Il n'était plus possible d'être sans eux. C’en était fini des parenthèses.
Voici que d'autres vivaient en nous qui tapissaient leur tanière, ne demandaient qu'à grossir. Nous dûmes leur céder du terrain, nous faire modestes devant l'existence tapageuse de ces nous-mêmes étrangers.
S'installa la connivence, l'indicible complicité de chaque instant, stigmates de la présence à jamais gravée dans chaque fibre. Vint la déchirure. Nous fûmes livrées à la Pâque. Eblouissant face à face sous le regard du compagnon muet.
Outres d'eau et de sang, fontaines de lait, dans ce corps à corps de tendresse, il y a place pour l'autre et l'on se perd.
La maternité fleuve de la vie fut pour nous le plus sûr moyen d'approcher la mort. Nous étions des possédés de notre propre corps, absentes de nous-même pour un temps, ravies.
Nous voilà lourdes du mystère accompli en silence.
Monique DOMERGUE, Propos de vieilles femmes
Editions Jacques Brémond, 2012